L’origine du cliché
6 mars 1960, un million de personnes défilent dans les rues de La Havane à Cuba. Ils sont tous là pour assister aux funérailles des victimes de la double-explosion du cargo français, La Coubre. 2 jours auparavant, ces deux explosions ont frappé le port de la capitale tuant une centaine de personnes et en blessant davantage. Sabotage attribué à la CIA par le pouvoir cubain, ce cargo était chargé d’armes et de munitions que Cuba avait achetées à la Belgique.
Ce jour-là, parmi la foule, un jeune journaliste se fraie un chemin pour prendre quelques clichés de la cérémonie. Venu couvrir l’évènement pour le journal « Revolucion », Alberto Diaz Gutierrez, dit Alberto Korda (1928-2001) est un ancien photographe de mode qui suit de près la révolution cubaine depuis son accession au pouvoir en janvier 1959. Armé de son appareil Leica M2, il se rapproche pour photographier la tribune des officiels érigée près du cimetière Colon.
De là, Fidel Castro y prononce un vibrant hommage, « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! ». À ses côtés, buvant ses paroles, les écrivains français Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Korda est en train de les mitrailler quand apparaît de l’arrière de la tribune une autre personnalité de taille, le commandant Che Guevara. Surnommé le Che, il fut l’une des figures les plus emblématiques de la révolution cubaine. Marxiste convaincu, ce jeune médecin argentin avait rencontré Fidel Castro lors de son exil au Mexique. Il le suivit dans le maquis cubain où il gagna ses galons de « commandant ». Après la prise de pouvoir, il fut tour à tour procureur, l’un des responsables de la réforme agraire, président de la Banque Nationale cubaine, diplomate itinérant et ministre de l’Industrie.
En voyant l’expression de cette icône révolutionnaire, Korda saisit l’occasion pour l’immortaliser avec son objectif. Il raconte : « je n’avais pas vu le Che qui était à l’arrière de la tribune. Jusqu’à ce qu’il s’avance pour embrasser du regard la foule amassée sur des kilomètres. J’ai juste eu le temps de prendre une photo horizontale, puis une seconde verticale, avec un objectif 90 mm. Puis le Che s’est retiré. Je n’oublierai jamais son regard, où se mêlaient la détermination et la souffrance […] Cette photo n’a pas été réfléchie, ce fut un pur hasard ! »
Chez lui, Korda développe la photo. Après l’avoir recadré et légèrement retouché, le portrait apparaît « Pour moi, c’était le plus beau portrait du Che ». Mais le journal « Revolucion » ne la publiera pas, préférant Sartre et Castro. Le cliché tombe dans l’oubli.
Une célébrité tardive
Pourtant, 7 ans plus tard, ce cliché aura l’effet d’une bombe dans le monde de la photographie deviendra l’image la plus reproduite à l’échelle mondiale.
Au début de l’année 1967, l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli (1926-1972) est mandaté alors par le gouvernement castriste afin de trouver un portrait du Che. Il fait la connaissance de Korda qui lui soumet alors son précieux tirage fait quelques années plus tôt. Séduit, le Cubain fait don à Feltrinelli de deux exemplaires (Korda lui en fait cadeau comme c’est un ami de la révolution !).
C’est à partir de là que la photo va se diffuser. Tout d’abord, elle fait la une d’un article de Paris Match en août 1967 sans qu’on sache comment le magazine l’a eu.
Puis, un événement va accélérer drastiquement sa distribution. Le 7 octobre 1967, le Che est capturé et abattu par l’armée bolivienne. La nouvelle émeut la planète entière et les photos de sa dépouille font le tour du monde. Feltrinelli en profite pour tirer un poster avec la photo de Korda pour faire la publicité de la publication de « Journal de Bolivie » rédigé par le commandant Guevara en personne (journal retrouvé sur sa dépouille et publié par Feltrinelli). Un million d’exemplaires à cinq dollars pièce, avec pour seul crédit « copyright Feltrinelli ». Korda, l’homme à l’origine de la photo qu’on appellera « Guerrillero Heroico » ne touchera pas un centime.
De l’icône politique révolutionnaire à la marchandisation
À partir de là, la photo du Che inonde le monde. Devenu une icône révolutionnaire, le portrait de l’homme au béret devient le symbole de la jeunesse rebelle, de la contestation.
En 1968, alors que les mouvements sociaux se multiplient dans le monde, l’illustration se répand. Des barricades du Quartier latin à Paris aux campus australiens, du Liban à l’Irlande en passant par les campus américains lors des manifestations contre la guerre du Vietnam, le Che est partout incarnant le héros rebelle, le révolutionnaire poétique qui a donné sa vie pour son idéal.
Le destin mondial de l’œuvre change quand le milieu artistique se saisit du cliché pour en faire une icône pop. En 1968, l’artiste irlandais du nom de Jim Fitzpatrick modifie l’image pour créer un poster dans un style sérigraphié en noir et blanc. La même année, le gourou du pop- art Andy Warhol va également produire son propre portrait sérigraphié coloré.
Petit à petit, la notoriété du cliché s’installe jusqu’à devenir la photo la plus produite du siècle. En plus d’être un symbole politique pour beaucoup de militants et d’activistes, il devient aussi un véritable objet marketing.
On peut le constater aujourd’hui, des décennies après sa mort, ce visage symbole révolutionnaire et anticapitaliste, a été imprimé sur tous les supports imaginables- tee-shirts, mugs, casquettes, coques de téléphone, etc. Plusieurs marques se sont saisies de l’image pour ces campagnes publicitaires comme Swatch, Sony, Mercedes Benz ou Smirnoff.
En outre, l’image reste aussi très présente dans toutes sortes de lieux ou évènements – manifestations, meetings, matchs…
Korda lui, véritable milliardaire virtuel n’a rien dit de cette exploitation pendant des décennies. Au départ satisfait que le portrait se diffuse dans les médias du monde entier pour défendre « la cause », il a été moins ravi de voir son œuvre récupérée par l’industrie publicitaire.
Un an avant son décès en l’an 2000, il a fait valoir son droit d’auteur en justice quand une célèbre marque de vodka a décidé de l’utiliser pour ses campagnes publicitaires.
« En tant que partisan des idéaux pour lesquels Che Guevara est mort, je ne suis pas opposé à sa reproduction par ceux qui souhaitent propager sa mémoire et la cause de la justice sociale à travers le monde, mais je suis catégoriquement contre l’exploitation de l’image du Che pour la promotion de produits comme l’alcool, ou tout autre objet qui dénigre la réputation du Che. »
À l’issue du procès contre la marque Smirnoff, il remportera 50 000 $ qui furent reversés par l’entreprise au système médical cubain. Autrement dit, Korda n’a tiré aucun bénéfice de cette photographie.
Aujourd’hui encore sa fille se bat pour défendre l’héritage de son père contre les utilisations abusives de l’image du Che.
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Sources :
- Les cent photos du siècle – Marie-Monique Robin – France Loisirs – 1999
- The conversation.com – L’image la plus célèbre de Che Guevara a-t-elle encore une signification ? Maria-Carolina Cambre – 12 juin 2020
- Le Figaro – Il y a 50 ans, Che Guevara mourait et une photo iconique naissait – Blandine Le Cain – 7 octobre 2017
- Nouvelobs – Che Guevara mort il y a 50 ans : comment sa photo a fini sur nos t-shirts – Louis Witter – 16 juillet 2015
- Imaging-resource.com – The extraordinary story behind the iconic image of Che Guevara and the photographer who took it – Steve Meltzer – 6 juin 2013.