Lancastria, un naufrage confidentiel

Le 17 juin 1940 au large de Saint-Nazaire se déroula l’une des plus grandes catastrophes maritimes de l’histoire et la pire de l’histoire britannique. Ce jour-là, un bombardier allemand junker coule le paquebot transatlantique britannique RMS Lancastria. Reconverti en transport de troupes pour le conflit, il est touché alors qu’il évacue une partie du corps expéditionnaire britannique et autres réfugiés fuyant l’avancée allemande. Cette catastrophe qui aurait fait environ 4500 victimes est aussi la plus méconnue, car placée sous le coup du secret défense par Winston Churchill. Mais pourquoi avoir voulu oublier pareille tragédie ?

 

 Nous sommes en juin 1940, après la période que l’on surnomme la drôle de guerre (“fausse guerre” pour les Anglais ou “guerre assise” pour les Allemands), l’offensive foudroyante allemande surprend tout le monde et les troupes alliées sont repoussées vers la mer. Entre le 26 mai et le 3 juin, l’opération Dynamo permet, dans des circonstances dramatiques, l’évacuation de près de 340 000 soldats anglais, canadiens, français et belge. Il faut imaginer ce désordre indescriptible de colonnes de soldats cherchant à monter à bord de navires au milieu de véhicules militaires mis hors d’usage et des tonnes de matériel et de stocks de ravitaillement laissés à l’abandon sous la menace constante de l’aviation ennemie.

Retraite de Dunkerque d’après le film Divide and Conquer de Franck Capra 1943 – Wikicommons

 Mais lorsque Dunkerque tombe le 4 juin 1940, il reste encore 150 000 soldats du corps expéditionnaire à rapatrier. Une nouvelle opération, nom de code “Ariel”, est organisée. Dès lors, à partir du 15 juin, l’évacuation se fera par les ports de Cherbourg, Saint-Malo, Brest et Saint-Nazaire. Ainsi le 16 juin, 13 000 soldats sont évacués depuis le port de Saint-Nazaire à bord de plusieurs paquebots et cargos transformés en transports de troupes. Le lendemain matin, ils sont encore nombreux sur les quais et les plages de la ville à attendre avec angoisse d’embarquer quand la terrible nouvelle se répand, les nazis ne sont plus qu’à quarante kilomètres d’eux. Parmi les navires composant  la flotte venue les sauver on distingue les imposantes silhouettes de 2 paquebots, Oronsay et le tristement méconnu Lancastria.

Lancastria © Wikicommons

Le RMS Lancastria était un paquebot transatlantique de luxe appartenant à la compagnie britannique Cunard Line (concurrente de la White Star Line). Long de 168 mètres pour un tonnage dépassant les 16 000 tonnes, il fut lancé à Glasgow en juin 1922. Tout d’abord baptisé RMS Tyrrhenia, il fut renommé en 1924, Lancastria, car plus facile à prononcer pour les passagers américains. 

Au cours de sa vie, le paquebot navigue entre l’Amérique du Nord et l’Europe assurant un temps la liaison hebdomadaire Londres-New York pour le Royal Mail (contrat permettant de transporter le courrier de la poste britannique à l’étranger d’où le préfixe RMS des navires anglais). Il fut utilisé par la suite pour des croisières en Méditerranée et vers les fjords de Norvège. A partir de 1939, le RMS Lancastria sert à l’effort de guerre britannique. En mai 1940, il participe au rapatriement des soldats français et anglais en Norvège. 

Dans la nuit du 14 juin 1940, le Lancastria quitte le port de Liverpool pour participer à l’évacuation des troupes de Saint-Nazaire. 

Le 17 juin à 6h du matin, il jette l’ancre dans la rade de Saint-Nazaire, l’évacuation peut commencer. Une multitude d’unités civiles et militaires s’activent pour assurer la liaison entre les côtes et les bâtiments qui mouillent dans la rade.

 Pour cette opération, la consigne de l’amirauté est on ne peut plus claire : “embarquer le plus de monde possible”. Sans tenir compte des normes de sécurité maritime requises en temps de paix, des milliers de soldats et de civils s’entassent dans les ponts inférieurs du navire.

 

Ponctuée par les attaques ennemies, le Lancastria lève l’ancre avec près de 9 000 personnes à son bord, soit 3 fois sa capacité maximale normale. Pour se prémunir des attaques aériennes, en plus des destroyers distants, le navire dispose d’une protection dérisoire… une unique batterie antiaérienne de deux canons de 4 pouces. 

A 15h45, un bombardier Junker JU 88 largue deux bombes et rate le navire de justesse. Malheureusement, la chance ne dure pas et 3 minutes plus tard, d’autres JU 88 arrivent à basse altitude et l’un d’eux largue 4 bombes de 500 kilos vers la proue tout en mitraillant. Une formidable explosion s’ensuit :

  • La première bombe atteint la cale numéro 2 et provoque un véritable massacre dans les ponts inférieurs où se trouvent près de 800 membres du Royal Air Force.
  • La seconde explose à proximité de la cheminée.
  • La troisième pulvérise les réservoirs à mazouts qui commencent à se déverser dans la mer.
  • La quatrième explose dans la cale 4 et fait une importante brèche dans la coque où l’eau s’engouffre. 

A bord c’est la panique. L’eau jaillit de toute part et se mêle au mazoute créant une épaisse nappe visqueuse où se débattent des passagers affolés. Rapidement, la proue de bateau est sous l’eau puis dans les minutes qui suivent la coque gîte brusquement et commence à s’enfoncer. De nombreux passagers ne sachant pas nager s’agrippent farouchement à la coque qui s’enfonce inexorablement pendant que d’autres essayent de monter dans des canots. Certains de ces canots, dans la précipitation, basculent et précipitent ses occupants dans la mer remplie de mazout. D’autres vont se tuer en percutant l’océan après avoir sauté des parapets avec les gilets de sauvetage sur les épaules qui, en tapant l’eau, remontent brusquement et brisent les vertèbres des malheureux.

De nombreux témoignages de survivants, dont celui du grand-père de Mark Hirst, expert du naufrage, racontent avoir entendu chanter depuis la coque retournée où de nombreux soldats prisonniers ne sachant pas nager attendent la mort.

 

En seulement 24 minutes, le Lancastria disparaît de la surface de la mer emportant avec elle des centaines de passagers emprisonnés à l’intérieur.

Des dizaines d’embarcations affluent pour porter secours aux survivants, parfois au péril de leur vie. Sur terre, de nombreux habitants nazairiens s’associent aux sauveteurs débordés et organisent la réception des blessés. La plupart sont couverts de brûlures et de fioul et sont acheminés vers l’hôpital ou des écoles pour y être nettoyés et soignés.

Naufrage Lancastria – Wikicommons d’après photo Imperial War Museum

 

Agrandissement photo du naufrage d’après photo Imperial War Museum

En lisant ces lignes, vous devez vous demander, comment ce naufrage est-il tombé dans l’oubli ? Pourquoi ne connaît-on pas ce naufrage où les pertes sont évaluées à 4 000 (entre 2 500 et 6 000 morts selon les estimations, donc bien plus meurtrier que le naufrage du Titanic) ?

 

Et bien, le contexte historique n’est pas étranger à cet oubli. A Londres, en ce 17 juin 1940, la nouvelle du naufrage tombe mal, même très mal. On peut dire que c’est un drame qui survient dans un océan de tragédies. En effet, après la déroute des armées alliées, les destructions, les millions de réfugiés civils sur les routes en France et la difficulté pour l’Angleterre de rapatrier ses troupes, elle apprend ce même jour que son allié français abandonne le combat. Pétain l’annonce à 12h30 à la radio depuis Bordeaux. “C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat” (et à ce moment Charles de Gaulle ne prononce son célèbre appel que quelques heures plus tard).

Maintenant isolée face aux Allemands et craignant que la tragédie puisse avoir un effet néfaste sur le moral de la nation, Churchill exige de classifier cette tragédie. 

La consigne est transmise aux survivants qui regagnent l’Angleterre de garder le silence sur ce désastre.

Ce D-Notice va courir pendant 100 ans (encore 20 ans de patience !). Silence psychologique et stratégique, Churchill avouera dans ses mémoires qu’il avait plus tard l’intention de déclassifier les documents relatifs au naufrage mais qu’il “avait oublié de le faire !”.

 

Mais malgré ce silence, la population civile de Saint-Nazaire et de ses alentours reste particulièrement marquée par ce drame. Durant les semaines qui suivent, la mer rejettera sur la côte des centaines de corps entre Piriac et Noirmoutier. La population, alors sous occupation, s’efforcera autant que possible à donner une sépulture digne à ces malheureux.

 

Aujourd’hui la bouée Lancastria, bien connue des marins, matérialise l’endroit où le navire repose à jamais par 26 mètres de profondeur à 15 km du port de Saint-Nazaire.

Depuis 2006, la zone est considérée comme un cimetière marin et les descendants des victimes et des rescapés du naufrage continuent d’honorer leur mémoire lors des commémorations organisées.

Plaque commémorative du naufrage à Liverpool Pier Head – © Liverpool echo

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